La grande sagesse du Yi King accessible à tous
Ouvrage multi-millénaire, le Yi King est le socle de toute la pensée chinoise, l’origine de son originalité et l’une des plus fascinantes machines à connexions que l’esprit humain ait pu produire.
Le Yi King, ou Livre des changements, que j’ai rencontré à l’âge de 16 ans (merci à feus Maria et Gilbert) et qui m’a accompagné toute ma vie, est un ouvrage chinois formidable qu’il est fort tentant, surtout pendant la phase d’apprentissage, d’utiliser à des fins de divination. Mais on contaste vite à l’usage, une fois mieux disposé à écouter ce qu‘on ne veut pas entendre, que c’est surtout un bon outil d’aide à la décision, et aussi d’introspection, de connaissance de soi et de compréhension de l’ordre des choses.
A défaut de prédire l’avenir, dont il permet néanmoins d’avoir une certaine intuition, il éclaire sur le présent, les changements et les forces à l’oeuvre dans une situation donnée, et sur la position de celui qui l’interroge - qu’il fait bénéficier de sa grande sagesse, en lui indiquant la voie du milieu à suivre.
“Il permet de comprendre les changements du monde – ce qui nous aide à aller dans leur sens – et de saisir l’évolution possible d’une situation vers une autre”, écrit Serge Augier, auteur d’un ouvrage remarquable paru en 2011- Yi King, mieux se connaître, prendre les bonnes décisions, Editions de la Martinière -, dont la vertu est de rendre la grande sagesse du Yi King accessible à tous.
Certes, la voie royale, pour s’initier, est de commencer par se procurer une bonne traduction. Celle de Richard Wilhem, la plus connue, pavé jaune que j’ai frénétiquement épluché dans ma jeunesse, est vieille de plus d’un siècle et un peu passée d’âge. Lui préférer celle de Cyrille Javary et Pierre Faure, parue chez Albin Michel en 2002.
Lire également les éclairages de Javary dans son ouvrage Les rouages du Yi King, paru en 2001 aux Editions Philippe Picquier, dans lequel il définit le Yi King comme :
“un ouvrage qui depuis plus de deux mille ans occupe dans la civilisation chinoise une place comparable à celle que le Discours de la méthode tient dans la nôtre et qui, sous nos latitudes, est ignoré, refoulé pourrait-on dire, et relégué au rayon divinatoire des librairies et des esprits. Malgré cela, il a rencontré un large public, encouragé par la caution d’auteurs célèbres mais étrangers au domaine chinois comme jadis Leibniz et naguère Jung, et le plus souvent épris d’ouverture intellectuelle ou d’exotisme culturel. Pourtant, rares sont ceux qui, découvrant le Yi Jing, réalisent qu’ils ont entre les mains à la fois le socle de toute la pensée chinoise, l’origine de son originalité et l’une des plus fascinantes machines à connexions que l’esprit humain ait pu produire.”
Moins abrupte est cependant la voie proposée par Serger Augier pour aborder le Yi King. Pierre Faure lui apporte sa caution en signant la préface de son ouvrage. Plutôt que de reproduire les jugements, images, et autres commentaires du texte original, qui même bien traduits sont rédigés dans un langage souvent abscon et difficile à interpréter de prime abord, il livre directement sa propre interprétation de leur signification profonde en formules claires et concises, dans un langage immédiatement compréhensible.
Ainsi à propos du cinquième hexagramme Xu, Attente - qui évoque ce moment particulièr ou l’agriculteur prépare les récoltes en attendant que ce qu’il a semé pousse -, Serge Augier retient d’abord une image résumant le conseil prodigué - “Attendre la fin de la crue pour traverser le fleuve” -, avant d’évoquer les deux aspects opposés qui dynamisent la situation.
D’une part, Xu est un temps de préparation dont il est possible de tirer un bon parti, à condition d’adopter la bonne attitude :
“Il est important d’apprécier ce moment propice à l’organisation et de le cultiver pour en tirer le meilleur. Cela peut être le moment d’effectuer des recherches, d’équilibrer ce qui ne va pas, d’étudier le bon « timing » pour agir tout en restant ouvert à ce qui se passe pour éventuellement intégrer de nouvelles données avant de passer à l’action.”
Le revers de la médaille, c’est qu’il faut aussi gérer la frustration de l’attente :
“Le principal problème est la difficulté pathologique à supporter l’attente. Nous ne devons pas nous laisser happer par l’impatience, qui ne produit rien, mais au contraire nous préparer dans l’ouverture. Tout est réuni pour que nos entreprises soient couronnées de succès à condition que nous dépassions notre frustration. Si tel n’est pas le cas, nous obtiendrons seulement un résultat médiocre et n’aurons qu’un avant-goût de ce que nous aurions pu obtenir”
Xu conseille donc de “se préparer activement pour aboutir à un grand succès”, et non pas de “forcer les choses pour obtenir un succès médiocre”. Au début, celui qui vit la situation peut cèder à une forme d’impatience immature (1er trait yang de l’hexagramme). “Cette frustration gaspille nos ressources, aussi doit-on veiller à ce qu’elle ne s’installe pas de manière pathologique”, explique Serge Augier.
La situation exige un moment d’attente solitaire (2ième trait) : “Ce moment d’introspection ne peut être partagé et appelle à éviter les échanges touchant à la question posée”. Lorsqu’il est mal vécu, il peut mener à une forme d’épuisement moral (3ième trait) : “Le danger, ici, est de perdre la foi en nos aspirations liées à la question. Il convient donc de ne pas dramatiser ce moment”.
Mais le pire peut survenir au 4ième trait, lorsqu’on finit par céder au manque de foi : “Le manque de confiance en soi dans la réalisation du projet risque de mener à l’échec” avertit Augier. La bonne attitude, ou voie du milieu décrite au 5ième trait, est celle d’une attente détendue : “Nous touchons à un état de non-dualité entre nous et la situation, qui permet de mettre simplement en œuvre les éléments nécessaires au résultat souhaité”. Ce n’est qu’au 6ième trait que l’attente prend fin. Dès lors, “il est temps d’accueillir le résultat après le temps de la préparation”.
A chacun de tirer les enseignements du ou des traits que son tirage a mis en exergue, et de l’hexagramme qui découle de leur mutation. Dans le cas du 5ième trait, l’attente détendue débouche sur l’hexagramme 11, Tai, Harmoniser, quand “Le Ciel et la Terre s’unissent”, ce qui est un gage de fluidité : “C’est le bon moment pour travailler sur l’équilibre de notre vie, et donc augmenter ce qui est en déficit et diminuer ce qui est en excès”, explique Augier.
Mais il ne faut pas profiter de ce flux égoïstement : “l’échange avec autrui et la recherche d’égalité sont essentiels à notre réussite. […] Nous sommes dans une période où un petit effort peut amener de grands succès et où une petite initiative peut entraîner de grands changements”. Une fois que l’attente a pris fin au 6ième Trait, cependant, et que les fruits ont été récoltés, l’hexagramme 9, Xao Xu, Modérer, qui découle de la mutation, conseille de rester humble et d’agir de manière modeste. Le temps n’est plus à l’accomplissement de grandes choses.
Enfin si l’on a malenconteusement cédé au manque de foi, la mutation du 4ième trait mène à l’hexagramme Guai, Se montrer résolu, qui conseille de crever l’abcès : “Guai est un moment où les choses coincent. Il nous est demandé d’agir de manière résolue et déterminée, sans compromis, mais sans faire preuve de violence vis-à vis d’autrui, ni nous faire violence”. Pour Serge Augier, “il est nécessaire de trouver la racine du problème et de le résoudre par des actions concrètes”.
Ce sera un “dernier pas avant le sommet”. Il faut “échanger et […] verbaliser afin d’y voir plus clair”, “régler les détails”, “garder le cap” et “mettre en place le dernier effort avant que tout se passe bien”. A défaut d’écoute, on se retrouvera dans une impasse : une relation amoureuse qui ne porte pas ses fruits ; une situation trop difficile au travail ; une dispute qui finit mal ; des non-dits dans la famille ; une affaire qui ne se conclut pas ; un objet perdu qu’on ne retrouve pas ; un voyage qui s’annonce compliqué… Et aucune perspective de grand changement.