Le Fou du roi
Ma rencontre avec le Tarot de Marseille fut le fruit du hasard. Et le hasard fit bien les choses. Son imagerie m’habite. Son symbolisme m'accompagnera toujours.
Fermement décidé à étudier l'astrologie, je me rendis, un jour de novembre 1984, dans une librairie ésotérique sise rue Pargaminière à Toulouse. J'étais en quête d'un traité qui me permettrait de faire mes premiers pas dans cette discipline. Comment dresser un thème astral ? L'interpréter ? Établir un horoscope ? Les plus grands philosophes de l'antiquité ont pratiqué l'astrologie. Et même si ce n'est plus depuis longtemps d'actualité à l'université, je souhaitais l'étudier pour mieux la confronter à mon entendement et à ma raison.
Mais les quelques traités que j'ai pu feuilleter, dans les rayonnages de la librairie ésotérique de la rue Pargaminière ce jour là, m'ont paru indigestes, et revenir sur beaucoup de choses que j'avais l'impression de déjà connaître. Je n'achèterai l'un d'eux que bien plus tard à Paris : un traité pratique d'astrologie que j'ai certes fini par lire, mais que je n'ai jamais mis en pratique.
Mon intérêt philosophique pour cette matière ancestrale s'est émoussé avec le temps. Il m'a néanmoins permis de faire la rencontre d'un petit livre non relié exposé sur une table de la librairie : un simple jeu de 78 cartes, le Tarot de Marseille, que j'ai finalement acheté et emporté rue des Pénitents Gris où j'habitais, ravi de ma prise. Trente trois ans après, je détiens toujours ses 22 arcanes majeurs. Ce sont les seules lames du Tarot que j'ai utilisées. J'ai oublié où, quand et comment les arcanes mineurs de mon jeu - coupes, bâtons, deniers et épées, propices à un divination plus factuelle - ont disparu à tout jamais.
Parfois, le nom des arcanes, leur nombre, leurs figurines et symboles se sont partiellement effacés, tant mes cartes sont vieilles et usées, limées et lustrées à force de manipulation. Leur carton a considérablement épaissi. Comparées aux cartes d'un jeu neuf, elles sont méconnaissables. J'en reconnais certaines de dos à cause des marques que le temps a laissées sur elles. Lorsque je les tire pour moi-même, je dois fermer les yeux. C'est de plus en plus rare. Je les tire encore à des tiers, uniquement à leur demande. Je n'aime pas tirer les cartes à mes proches. Je ne le fais presque jamais.
Après des années d'une pratique non érudite et dilettante, je n'ai révélé aucun don de voyance, ni aucun talent divinatoire. Mes tirages en croix, les seuls que je pratique, aident simplement mes consultants à se réconcilier un peu avec eux-mêmes. C'est ce que je perçois ou qu'ils reconnaissent parfois, au terme d'une séance d'une vingtaine de minutes, dont ils ne sauraient tirer autre chose qu'une nouvelle grille de lecture du présent.
Le futur n'existe pas encore. Le passé n'existe plus. Seul est le présent, qui se meurt à chaque instant. On ne saurait lire dans les lames majeures du Tarot autre chose que ce que le présent contient en germe du futur, et du passé en filigrane. Je dois parfois rentrer dans l'intimité de mes consultants, les amener à se confier un peu et à se raconter, ce qui peut faire remonter à la surface des blessures plus anciennes et plus profondes que leurs préoccupations les plus immédiates. Ils s'en trouvent en général soulagés, comme libérés d'une chimère, d'une obsession qui les rongeait, d'une mauvaise tournure d'esprit dont ils restaient prisonniers, de doutes lancinants ou de quelque démon intérieur ; ils en sortent plus lucides et mieux armés pour affronter la réalité.
Les ostéopathes ne font pas autre chose au corps humain. Ils dénouent ses tensions, rétablissent ses flux d'énergie, libèrent sa capacité à tendre vers un nouvel équilibre. Certains se rappellent encore leur tirage longtemps après. Il les a accompagnés. Je l'ai en général oublié.
Je suis d'un esprit plutôt ouvert, toujours partant pour tenter de réconcilier des contraires, mais très cartésien également. Or la pratique du Tarot heurte la raison. Elle fait surtout appel à l'intuition, sur une base finalement très irrationnelle, ne serait-ce que par le hasard du tirage. Elle expose le pratiquant aux dangers de l'interprétation, c'est à dire à des illusions et des désillusions. Au commencement, la tentation est grande de pratiquer la divination. Qui ne céderait pas à la tentation de connaître son avenir ? C'est sans surprise la voie que j'ai d'abord empruntée, multipliant les tirages personnels pour m'exercer, m'inquiétant essentiellement de moi-même dans un premier temps.
Nombre d'ouvrages décrivent le symbolisme de chaque lame. Le Bateleur, qui porte le nombre un, est autant magicien qu'illusionniste ; jeune et habile que puéril et immature ; créatif, ambitieux et entrepreneur qu'opportuniste, menteur et naïf. Bien aspecté, quand il n'est ni tiré à l'envers ni mal placé ou mal entouré, le Bateleur est magie, puissance, habileté. Il peut aussi être audace, curiosité, subtilité. Mal aspecté, il est arrivisme, incompétence, fainéantise ; ou encore frustration, superficialité, impuissance.
Ce jeune blondinet a de nombreux atouts, talents et compétences, mais il peut aussi être dépensier et sans scrupule, maladroit, instable, égocentrique, turbulent, et un peu mou face aux circonstances. Parmi tous ces visages, la vraie difficulté est de se reconnaître, et d'accepter celui dans lequel on se reconnaît. Chacun de nous devrait se retrouver en chacun d'eux à un moment ou à un autre. Et faire preuve de compassion envers lui même. Nous portons tous en nous le pire comme le meilleur. Mais nous ne sommes jamais vraiment ni l'un ni l'autre.
Avec La Papesse, qui porte le nombre deux, le Bateleur doit prendre son mal en patience. Avec l'impératrice, il peut se préparer à vivre une grande joie. L'Empereur concrétise pour lui une union importante. Le Pape lui présage accalmie et sérénité. L'amoureux l'invite à se remettre en cause. Le Chariot le conforte dans ses choix et lui commande de foncer. La Justice le confronte à une prise de décision cornélienne. L'Hermite le coupe temporairement des autres. La Roue de Fortune le pousse à sortir de son trou et à saisir les opportunités qui se présentent. La Force lui recommande d'être franc et direct s'il veut parvenir à ses fins.
Le Pendu transforme tous ses actes en coups d'épée dans l'eau. L'Arcane sans nom le porte à la rupture ; la Tempérance à profiter de la chaleur amicale qui l'entoure. Le Diable l'expose à une sexualité débridée. La Maison Dieu brise tous ses rêves. L’Étoile lui ouvre une période de chance. Le destin ne joue pas en sa faveur sous la Lune. Comme toutes les être vivants, il s'épanouit sous le Soleil. Le Jugement est pour lui signe de renouveau et de rencontres ; le Monde synonyme de reconnaissance. Le Mat, seul arcane sans nombre, lui réserve bien des surprises.
Je lis parfois le Tarot comme un livre dont on ouvrirait les pages au hasard. Il pourrait s'agir de la Bible ou du Coran, dans lesquels certains cherchent une consolation ; quelques réponses à leurs questionnements ; un oracle intérieur. Il faut nourrir a priori tout ce que l'on reçoit. Le nourrir, l'enfanter, et s'en trouver augmenté, d'une nouvelle forme de sagesse ou de connaissance. C'est le principal enseignement de La Papesse, deuxième arcane majeur du Tarot, qui a ouvert un livre sur ses genoux. Un esprit par trop rationnel, refusant de considérer par d'autres moyens ce qui dépasse la raison humaine, et qui en resterait ainsi prisonnier, passe à côté de l'expérience de La Papesse.
La Papesse introduit la dualité, l'idée de couple, d'union, d'association. Elle est au Bateleur ce que le Yin du Yi-king est au Yang ; le réceptacle de l'élan vital, ce qui le nourrit et le porte. Discrète et réservée, elle est lucide, patiente, prudente, prévoyante, objective. Mais elle peut aussi être froide et hypocrite, introvertie et refoulée, lunatique et stérile. Sage femme ou sorcière, initiatrice ou castratrice, spirituelle ou sectaire, ses points faibles sont l'indifférence, l'intrigue, la dissimulation, la confusion ; ses point forts la connaissance, un certain sens de l'occulte, du mystère, du secret.
Au meilleur d'elle-même elle est intuitive, méditative, attentive. Au pire elle peut être bête et trompeuse. En amour, elle incarne autant le ressentiment que le pardon ; au travail, autant la compétence et le savoir technique que l'isolement et l'absence de reconnaissance. En matière d'argent, elle est signe d'une gestion sévère et rigoureuse, qui mal aspectée peut se transformer en avarice, en manipulations comptables, en dépenses cachées, et pour finir en austérité budgétaire.
La Papesse incite le Bateleur à ne pas perdre ses objectifs de vue et l'Impératrice à oser. Elle promet blocages et incompréhension à l'Empereur ; sérieux et calme dans la réflexion au Pape ; et rend plus difficiles les choix de l'Amoureux. La Papesse tempère les ardeurs du Chariot ; impose le sérieux à la Justice et la patience à l'Hermite ; conseille de prendre du recul avec la Roue de fortune ; et son courage à deux mains avec la Force, invitant à déclarer sa flamme. Elle plonge le Pendu dans une incertitude prolongée ; annonce de profonds bouleversements avec l'Arcane sans nom ; une période d'apaisement avec la Tempérance ; un conflit de valeurs avec le Diable ; des deuils et changements soudains avec la Maison Dieu.
Avec l’Etoile, elle promet de recevoir une déclaration enflammée ; des faux semblants avec la Lune ; une rencontre positive avec le Soleil ; de bonnes nouvelles d'une personne qui a compté dans le passé avec le Jugement ; et de voir son abnégation payer avec le Monde. Elle enjoint le Mat de rester dans la voie qu'il a choisie, sans chercher à faire bouger les choses pour l'instant.
Parvenir à être plus clairvoyant sur les processus présentement à l’œuvre dans sa situation ou dans sa vie, les forces en présence, les rapports qu'elles entretiennent, ses propres dispositions à leur égard, le contexte dans lequel s'inscrivent les événements auxquels on est confronté... c'est rouvrir des portes, celles de la joie et de l'espérance, de la patience et de la tolérance, de la foi en soi et en l'avenir. C'est ouvrir les yeux et voir. Rien de tout cela ne procède de la raison. L'intelligence se tourne vers ce qui la dépasse et qu'elle ne peut saisir, vers ce qu'elle ne saurait produire seule et qu'on appelle la sagesse.
Se produit alors une alchimie d'où naît une forme d'intuition. Le philosophe allemand Emmanuel Kant a définitivement circonscrit ce que sont les limites de l'entendement humain, qui a longtemps porté une vision mécanique du monde. Et qui est tenté, désormais, d'en imposer une vision purement biologique. L'amour ne serait donc qu'affaire de chimie cellulaire ? Tout cela n'est que vanité et suffisance : un cercle fermé, un serpent qui se mord la queue, un éternel retour dont on ne peut se libérer. La science n'expliquera jamais l'essentiel.
Sortir du cercle de la raison est le meilleur moyen d'éviter la folie ; et en même temps, de semer un grain de folie salutaire dans son existence. C'est la condition sine qua non du génie, de la créativité, de l'inattendu, qui ont pour corollaire la fragilité, l'incohérence, l'ivresse, ou encore l'inconséquence. Lesté du poids de ses chimères et de ses derniers attachements, l'Arcane sans nom (parfois appelé le Mat, mais aussi le Fou) rompt le cercle fini des certitudes, fuit la sécheresse de la raison et de tout ce qui s'arrête à elle. Son bâton fertilisateur est celui du pèlerin, du berger ou du nomade. Il dit la vérité mais n'est jamais cru ni compris. C'est un être passionné, qui cache ses émotions et ses désirs profonds. Il invite à faire son deuil du passé, à se libérer de certaines entraves, des dépendances qui empêchent d'aller de l'avant.
Il peut certes être pétri d'incertitudes, s'éparpiller et se laisser aller, céder à la frivolité et aux plaisirs sans lendemain, ou être saisi par le doute. Mais il incarne aussi le lâcher prise, la fuite salvatrice, la promesse de nouvelles aventures, de nouvelles rencontres, de nouvelles idées. Il est aussi très facétieux. C'est à la fois le fou du roi et son conseiller, chargé de faire rire la cour, et dont la répartie est sans limite. Une sorte de bouffon plein de ressources. A François 1er, qui l'avait condamné à la peine capitale parce qu'il avait offensé une de ses maîtresses, et qui lui laissait le choix de sa mort, le bouffon Triboulet répondit qu'il souhaitait mourir de vieillesse.
Chacun des arcanes du Tarot renferme une leçon de vie. Le Tarot de Marseille est un livre non relié - non religieux ? - qui permet d’explorer les profondeurs de la psychologie humaine. Un puits sans fond de connaissance de soi auquel on ne cesse de venir s’abreuver une fois qu’on a goûté à son élixir, tant qu’on n’a pas cassé la cruche qui permet d’y puiser.