Le vieil anarchiste espagnol de la rue Saint-Michel
Tranches de vie. Il avait quatre-vingt quatre ans en 1988, l'année où j'ai quitté Toulouse pour Paris, et pour ne plus jamais le revoir.
[Réédition d’un texte publié sur Facebook le 31 octobre 2017]
Il n'est plus de ce monde depuis longtemps. Je n'ai jamais appris sa mort. Un jeune basque qui logeait dans le même immeuble que lui avenue Saint Michel à Toulouse, que je croisais au bar PMU en bas de chez moi, me l'avait présenté comme “un vieux génial !” : un vieil espagnol réfugié en France, ancien de la colonne Durutti, la plus célèbre milice de combattants anarchistes pendant la guerre d'Espagne.
Mon jeune copain basque de circonstance fricotait avec le groupe terroriste ETA, leur servait parfois de chauffeur lors de braquages, faisait un peu d’intérim de-ci delà, se démerdait toujours pour ouvrir des comptes en banque et avoir des cartes de paiement, qui finissaient invariablement coupées en deux par une paire de ciseaux dans un commerce quelconque, une fois sa totale insolvabilité avérée. Il lui manquait un œil de naissance. L’œil gauche. Cavité vide. Pas de nerf optique. Les effets d'un médicament pris par sa mère lorsqu'elle était enceinte. Son œil de verre pleurait constamment. Il l'enlevait souvent pour l'essuyer. C'était parfois gênant.
Le jour où j’ai quitté Toulouse, je lui ai laissé les clés de l'appartement et tout ce qu'il y avait dedans. Nous l'avions loué au noir à plusieurs - les chiottes dans la cour ; pas de douche ni de chauffage ; une colonie de fourmis dans l'unique évier chaque matin ; quelques souris qu'on écrasait contre les murs de la cuisine en les coinçant derrière les meubles... Je le squattais seul désormais, ne payant plus le loyer depuis des mois.
Le vieil anarchiste espagnol descendait boire l'apéro au PMU avant chaque repas. Il nous recevait le soir dans la pièce unique qu'il occupait, au deuxième étage d'un vieil immeuble à deux pas de mon domicile, autour d'une petite table en Formica sur laquelle trônait un litron de rouge au trois-quart vide et les vestiges de son repas : toujours la même conserve premier prix, qu'il faisait réchauffer sur un petit réchaud à gaz de camping posé à même le sol de sa chambre, et consommait directement avec une cuillère à soupe dans sa boîte en fer.
Il descendait tranquillement le reste de son litron dans la soirée, nous contant son enfance, son exil, sa guerre d'Espagne, sans jamais donner le sentiment d'être ivre. Une bouteille de vin, deux conserves, deux apéros anisés et un paquet de cigarettes brunes, c'était son régime quotidien, qui le maintenait en forme. Le basque roulait des joints que le vieil anarchiste ne nous interdisait pas de fumer chez lui, grognant juste un peu. Il était descendu dans les mines andalouses à l'âge de douze ans, pour nourrir sa famille après le décès de son père. Il avait beaucoup trimé, avant de partir combattre les franquistes, et d'être ensuite contraint de fuir l'Espagne.
Une fois en France, il avait vécu de gains aux courses et de petits boulots. Il était venu vieillir tout seul dans cet immeuble de l'avenue Saint Michel à Toulouse : à deux pas, qu'il pouvait franchir aisément à son âge, d'un bar PMU dont la tenancière avait la réputation d'être une excellente pronostiqueuse ; jouant parfois, gagnant souvent. C'est ce qui fidélisait sa clientèle, qui passait la journée l’œil rivé à l'écran de télévision affichant le résultat des courses, et éclusait ses réserves de café et d'alcool.
Je pris l'habitude de rendre visite au vieil anarchiste espagnol chez lui presque tous les soirs. Je l'écoutais se raconter plutôt que je ne me confiais. De joints en litrons, notre relation a duré quelques mois. Et puis je suis parti pour Paris. Je ne suis pas passé lui dire au revoir. La dernière fois que je l'ai quitté, je pensais revenir. Il aurait cent douze ans aujourd'hui. Je n'ai jamais appris qu'il était mort.
En dehors d'une guitare et de quelques fringues glissées hâtivement dans un sac de sport, j'ai tout laissé derrière moi ce jour là, dont une discothèque d’une centaine de vinyles “indés” reçus en service de presse. Mon copain basque, très peu sensible à la musique, n’a probablement pas su qu’en faire, sinon les revendre au marché Saint-Sernin.
La veille de mon départ, je me retrouvai fortuitement dans l'appartement d'un ami qui m'avait invité à fumer, en présence d'une fille qui me plaisait beaucoup depuis longtemps, que je n’avais jamais eu l’occasion d’approcher de si près. Petite brunette aux yeux de chatte (c’est le souvenir idéalisé que j’en ai gardé), elle servait derrière le bar d'un café concert à Saint Agne, où j'avais pris l'habitude de venir écluser des Jeanlain en la dévorant des yeux, sans jamais vraiment oser me déclarer. J'ai confessé que je quittais définitivement la ville le lendemain et nos regards se sont croisés. Un ange est passé.
Mon cœur battait déjà pour quelqu’un d’autre que je m’apprêtais à rejoindre. Je ne me souviens plus du prénom de la fille du bar concert. Je ne l'ai jamais revue. Pas plus que cette connaissance chez qui nous étions. Un petit dealer occasionnel de cocaïne. Je l'avais trouvé tout grelottant dans son parka d’hiver sous le soleil de juillet, à l'arrêt de bus juste en bas de chez moi... une nouvelle fois complètement accro, devenu parano, persuadé que les flics le pistaient. Le syndrome du dealer de coco, qui finit toujours par mettre un peu trop le nez dans sa marchandise.