Un court instant d’éternité
Ce matin de 1992, le quai du RER A à Fontenay-sous-bois était bondé. C’était l’heure de pointe. Un jeune métis déambulait en bordure de la voie d’un pas mal assuré.
J’ai de suite vu qu’il était défoncé. Tous les regards se détournaient sur son passage. On entendait la rame du RER A approcher. Lorsque il est tombé sur la voie, je me suis instinctivement levé de mon siège et précipité. J’avais vu venir sa chute. Mais je marquai un temps d’arrêt avant de sauter. Les rails étaient-ils électrifiés ? Aurai-je le temps de remonter ? Allais-je risquer ma vie ? Mon hésitation m’a semblé durer une éternité.
La perception que l’on a du temps dans ces moments-là est particulièrement élastique. Le jeune métis, qui s’était étalé les quatre fers en l’air en travers de la voie, n’avait pas l’air de réaliser ce qui lui arrivait. La rame du RER A pénétrait dans la gare. J’ai pensé qu’il était trop tard, quand j’ai perçu une ombre sautant sur la voie dans mon champ de vision. Cédant à une sorte de déclic, je sautai à mon tour. Nous n’avions qu’une poignée de secondes pour agir.
Après l’avoir vigoureusement empoigné, l’un par les épaules, l’autre par les pieds, nous hissâmes le corps du jeune métis sur le quai. J’escaladai la rampe dans la foulée. Les freins du RER A crissaient. Un odeur de caoutchouc brûlé montait. Soudain pris de panique, le jeune homme qui avait sauté avant moi restait figé sur la voie, comme tétanisé. Nous le hélâmes. Le saisissant précipitamment à plusieurs, nous parvînmes à le hisser à temps sur le quai.
Quelques secondes plus tard, les portes du RER A s’ouvraient, déversant leur flot de passagers. Il s’en était fallu de peu. La foule se mit à célébrer l’héroïsme du jeune homme. Personne ne m’avait calculé. Je pénétrai illico dans la rame sans demander mon reste, après avoir collé sans ménagement le jeune miraculé sur un siège du quai, et lui avoir recommandé de ne plus bouger. “Papa, tu as failli mourir”, m’a dit mon fils, que j’accompagnais à l’école, une fois que les portes du RER A se furent refermées sur nous.
Il était resté sagement assis, comme je le lui avais ordonné, au moment où je m’étais levé pour porter secours au jeune infortuné. J’ai minimisé l’événement, ne sachant trop quoi lui répondre, déjà rongé que j’étais par un sentiment de culpabilité qui allait devenir lancinant tout au long de la journée : celui d’avoir trop hésité, et de ne pas avoir sauté sur la voie le premier. J’avais eu peur de m’électrocuter. Contrairement à ceux du métro, les rails du RER ne sont pas électrifiés.