Raz de marée de l'IA et montée en puissance de la Chine
Toutes les conditions sont réunies pour que la Chine devienne le leader mondial de l'IA à très brève échéance en surpassant les Etats-Unis dans le développement de ses applications les plus concrètes.
Né à Taiwan, Kai-Fu Lee a démarré sa carrière de chercheur en informatique dans la Silicon Valley en travaillant chez SGI, Apple et Microsoft. En 2005, il est nommé président de Google China avant de fonder en 2009 la société d'investissement en capital-risque Sinovation Ventures. Dotée de 2 milliards de dollars de fonds, c’est l'un des plus gros investisseurs dans l'IA en Chine.
Kai-Fu Lee est l'un des experts mondiaux les plus reconnus en intelligence artificielle, domaine dans lequel il est l'auteur de 10 brevets américains et travaille depuis plus de 30 ans. Avant de fonder Sinovation en 2009, il fut président de Google China et a fondé le laboratoire de recherche chinois de Microsoft, qui a formé la grande majorité des leaders de l'IA en Chine, y compris les directeurs techniques ou les responsables de l'IA chez Baidu, Tencent, Alibaba, Lenovo, Huawei et Haier.
Dans un ouvrage paru en français en 2019 - I.A., la plus grande mutation de l'histoire, éd. Les Arènes1 - Kai-Fu Li raconte l'émergence, au cours des 15 à 20 dernières années, de toute une nouvelle génération d'entrepreneurs chinois lancés dans une course effrenée à l'innovation encouragée par les pouvoirs publics, et comment ils sont en train d'inventer un monde dans lequel l'intelligence artificielle se déploie dans toute la société, les restaurants, les hôpitaux, les salles de classe ou les laboratoires.
Toutes les conditions sont réunies pour que la Chine devienne le leader mondial de l'IA à très brève échéance, surpassant rapidement les Etats-Unis dans le développeent de ses applications les plus concrètes dans tous les domaines, estime Kai-Fu Lee. “Il y a peu de temps encore, en matière d’intelligence artificielle, la Chine accusait sur les États-Unis un retard qui se comptait presque en décennies. Pourtant, ces trois dernières années, la fièvre de l’IA s’est emparée du pays, générant subitement une ferveur qui n’a d’équivalent nulle part ailleurs”, explique t-il.
“S’il est certain que l’Occident a allumé le brasier du deep learning, pousuit-il, la Chine, elle, va accaparer l’essentiel de sa chaleur. Ce basculement mondial est le résultat de deux transitions : le passage de l’ère des découvertes théoriques à celle de l’IA appliquée et le passage de l’ère des compétences à celle des données”.
Apparu dans la première moitié des années 2000, le deep learning - apprentissage profond par des réseaux de neurones artificiels sur la base de quantités astronomiques de données - est la dernière innovation majeure de la recherche théorique en matière d’IA, qui l’a sortie du long “hiver” dans lequel l’avait plongé la préférence accordée aux systèmes experts pendant près de 50 ans.
Aujourd’hui, la conception d’un algorithme d’intelligence artificielle réussi requiert la combinaison de trois ingrédients : des tonnes de données, de grandes capacités de calcul et les efforts d’ingénieurs qui, sans faire nécessairement partie du gratin, doivent être compétents. “Une fois que la puissance de calcul et l’habileté technique ont atteint un certain seuil, l’efficacité globale et le niveau de précision d’un algorithme dépendent prioritairement de la quantité de données qu’on lui fournit”, explique Kai-Fu Li.
Selon lui, cette évolution “relègue au second plan les chercheurs d’envergure mondiale, dont la Chine est dépourvue, tout en mettant l’accent sur une autre ressource cruciale dont elle dispose au contraire en abondance : les fameuses données”. En attendant la prochaine invention de génie, qui pourrait ne survenir qu’au terme de plusieurs décennies, ce sont les données en pleine expansion qui, en alimentant le deep learning, vont bouleverser d’innombrables industries à travers le monde.
“Rien qu’en volume, les Chinois ont déjà dépassé les Américains, se hissant au premier rang des producteurs de données. Et l’exploit n’est pas seulement impressionnant sur le plan quantitatif : l’écosystème technologique propre à la Chine – cet univers singulier composé de produits et de fonctions qui n’existent que là-bas – permet d’obtenir des données taillées sur mesure pour construire des projets d’intelligence artificielle rentables”, poursuit-il.
Selon lui, le Web chinois a opéré un virage à quatre-vingt-dix degrés aux alentours de 2013. “Les acteurs du secteur, cessant de marcher dans les pas de leurs homologues américains, voire de les copier purement et simplement, se sont mis à concevoir des produits et des services qui n’avaient aucun équivalent de l’autre côté de l’océan”. Et de citer en exemple l’expansion de WeChat, la super-appli chinoise, sorte de couteau suisse numérique adapté aux besoins de l’existence moderne.
WeChat permet régler des achats physiques en scannant des codes-barres avec son téléphone mobile, d’envoyer des messages écrits et vocaux, de payer ses courses, de prendre des rendez-vous médicaux, de remplir sa déclaration d’impôts, de déverrouiller des vélos en libre-service, ou encore acheter des billets d’avion, le tout sans jamais quitter l’application. Elle rassemble une mosaïque de fonctions essentielles qui, aux États-Unis comme ailleurs, sont disséminées entre des dizaines d’applications différentes.
“Ce royaume numérique parallèle génère et stocke un océan de nouvelles données sur le monde réel : la localisation des utilisateurs seconde par seconde, leurs modes de déplacement et d’alimentation, les heures et les endroits où ils font leurs courses ou achètent leurs packs de bière, etc. Dans l’ère de l’IA appliquée, cette mine d’informations va prendre une valeur inestimable”, estime Kai-Fu Li. “Cela dépasse de très loin ce que les géants de la Silicon Valley sont capables de déduire de vos recherches, de vos likes ou de vos achats occasionnels en ligne. Grâce à ce trésor incomparable, les industriels chinois vont bénéficier d’une longueur d’avance décisive dans le développement de services fondés sur l’IA”.
Sur ce plan, l’avantage dont dispose la Chine est autant qualitatif que quantitatif. Non seulement elle peut compter sur un contingent d’internautes supérieur à celui des États-Unis et de l’Europe réunis, mais son univers d’applications unique au monde lui permet de récolter des données infiniment précieuses pour les entreprises de demain spécialisées dans l’intelligence artificielle.
Contrairement aux géants de la Silicon Valley, qui récupèrent essentiellement des données sur le comportement des internautes en ligne, “les start-up chinoises, elles, recueillent des informations sur le monde réel : elles savent ce que vous achetez, ce que vous mangez, où, quand et comment ; elles n’ignorent rien de vos visites chez l’esthéticienne ni de vos moindres déplacements. […] L’écosystème technologique chinois, enraciné dans la réalité physique, les dote de millions d’yeux supplémentaires grâce auxquels ils dissèquent nos vies quotidiennes”.
L’Europe en général, et la France en particulier, jurent par leur absence dans les projections de Kai-Fu Li. “Bien que l’Europe se soit maintenue dans la course pour ce qui est de la recherche fondamentale, ses scientifiques et ses ingénieurs ont fui en masse, soit aux États-Unis, dans des entreprises où les attendaient des emplois motivants et rémunérateurs, soit dans des filiales américaines implantées sur le sol européen”, explique t-il. L’approche extrêmement stricte de l’Europe dans la protection des données personnelles ne joue par ailleurs pas en sa faveur.
Sur ce point, les autorités de régulation et les décideurs politiques doivent s’efforcer de trouver le bon équilibre entre deux objectifs, estime t-il : encadrer l’intelligence artificielle et encourager l’innovation. “Je ne suis pas en train d’exhorter l’Amérique et l’Europe à imiter la vision techno-utilitariste de la Chine. Chaque pays doit décider de sa propre méthode en fonction de ses valeurs et de sa culture. Mais il me paraît important de comprendre l’approche chinoise, avec toutes ses conséquences pour le développement de l’intelligence artificielle, en termes de cadence et d’objectifs”.