La nouvelle corne d'abondance du Bitcoin (1)
Dans un contexte de bulle financière et de dérive inflationniste, le Bitcoin devient une valeur refuge malgré sa forte volatilité, et un actif en voie d'être adoubé par Wall Street.
(Cet article est le premier volet d’une longue enquête sur le Bitcoin qui est le fruit de plusieurs années d’investigation)
Le système bancaire international veut depuis longtemps supprimer l’argent liquide - il y est déjà parvenu pour une grande part -, et s’arroger ainsi un contrôle absolu de nos avoirs et de nos échanges. Ce ne serait là qu’une des premières briques de la société de contrôle et de surveillance qui s’installe peu à peu.
Mais voilà qu’un trublion pseudonyme, Satashi Nakamoto, a inventé en 2008, en pleine crise bancaire et financière, un nouveau moyen de créer de l’argent liquide virtuel, qu’on peut échanger librement et anonymement sur les réseaux - comme on échange des pièces de monnaie ou des billets de banque de la main à la main -, sans passer par le système bancaire. Y compris, et c’est là un point essentiel, pour ce qui est de créer et d’émettre ce nouvel argent liquide virtuel. Le Bitcoin constitue à ce titre une innovation monétaire majeure.
Planche à billets informatique
Le système d’argent liquide électronique décrit dans le livre blanc de Satoshi Nakamoto n’est rien d’autre qu’une planche à billets informatique, mais dont la capacité d’impression a été bridée à 21 millions d’unités par son créateur, leur émission étant programmée dans le temps, ce qui met le Bitcoin nativement à l’abri du risque d’inflation. C’est ce qui fait certainement son attrait aujourd’hui, et ce qui a provoqué sa nouvelle flambée des derniers mois.
Nos monnaies fiduciaires, comme l’euro ou le dollar, ont été imprimées en très grosses quantités par les banques centrales depuis une dizaine d’années, par brouettes de milliers de milliards, à tel point que la masse monétaire disponible dans le monde n’a jamais été aussi importante. Aux Etats-Unis, cette masse monétaire a progressé de 25 % en 2020, à un rythme jamais atteint, quand le produit intérieur brut du pays (PIB) reculait de 3,5 %. Elle a été multiplié par dix en deux ans, et 20 % des dollars en circulation dans le monde ont été imprimés en 2020, concède la FED (Banque centrale américaine).
La création de monnaie n’est donc plus liée à la création de richesses par l’économie réelle. Autant dire que le système monétaire international, qui déroge sur ce point à tous ses principes, marche désormais sur la tête. Plus la masse monétaire augmente ainsi de manière “non conventionnelle”, plus les risques d’inflation (et de flambée des prix à la consommation) sont importants, nous enseigne la théorie quantitative de la monnaie.
Ce surplus de masse monétaire, cependant, n’a pas vraiment circulé dans l’économie réelle, mais est venu gonfler pour une grande part la bulle des actifs financiers, ce qui a contribué à tirer le prix de ces actifs à la hausse, et à enrichir toujours plus ceux qui les détiennent. Ainsi, la politique monétaire expansionniste des banques centrales (imprimer de la monnaie à tout crin pour faire face à la crise financière de 2008, puis à la crise sanitaire de 2020) n’a pas provoqué d’inflation monétaire, mais une bulle financière dans laquelle l’inflation est venue se nicher, qui menace plus que jamais d’éclater.
Une nouvelle valeur refuge malgré sa volatilité
Comme il vaut mieux prévenir que guérir, la FED prévoit de faire passer cette année des “stress tests” aux dix-neuf plus grosses banques américaines, afin de voir si elles supporteraient une chute des marchés d’actions de 55%, a révélé le Financial Times. Les plus hautes autorités monétaires américaines anticiperaient-elles un crash boursier ? “Le scénario noir d'une baisse importante du prix des actions survient alors que les actions américaines et mondiales ont atteint des sommets records […], ce qui alimente la crainte d'une bulle”, expliquait le quotidien financier anglais.
Le risque d’inflation, laquelle se traduit par une baisse du pouvoir d’achat de la monnaie, ne peut plus être totalement écarté. Les plans de relance post-Covid élaborés pour maintenir l’économie à flot, à base d’indemnités de chômage partiel, de subventions directes et de prêts garantis par les Etats, s’apparentent de plus en plus à un déversement de “monnaie hélicoptère” sur l’ensemble des acteurs économiques, entreprises comme particuliers, pour continuer à faire tourner la machine.
Le premier plan de relance américain adopté au printemps 2020, d’un montant historique de 2200 milliards de dollars, franchissait allègrement ce pas, en prévoyant de verser directement 290 milliards de dollars aux ménages les plus en difficulté. Les deux plans de relance suivants, celui de 900 milliards de dollars adopté en décembre 2020 sous l’administration Trump, et celui de 1900 milliards de dollars annoncé par le nouveau président des Etats-Unis Joe Biden au mois de janvier 2021, empruntaient la même voie.
A la différence des injections de liquidités sur les marchés financiers, qui ont été le fruit des politiques de quantitative easing (assouplissement monétaire) menées depuis la crise de 2008 par les banques centrales, la part de monnaie hélicoptère émise pour financer les plans de relance a vocation à circuler beaucoup plus dans l’économie réelle. De quoi nourrir une tendance inflationniste, que la hausse prévisible des cours pétroliers, au plus bas depuis le début de la crise sanitaire, et du prix de certaines matières premières comme le cuivre et l’acier, promet d’accentuer en pesant sur les coûts de production - de même que la hausse du prix de l’électricité.
Dans ces conditions de crise financière latente et de risque de poussée inflationniste, un actif comme le Bitcoin devient une valeur refuge malgré sa forte volatilité. Avec des taux d’intérêt directeurs très bas voire négatifs, les placements à long terme comme les obligations d’Etat, réputés peu risqués, voient leurs perspectives de rendement tendre vers zéro. Et la quête d’opportunités de placement plus rémunératrices, mais toujours plus risquées, prend des proportions inédites.
Attaques en règle contre les monnaies centrales
Cette quête d’opportunités s’est traduite par l’invention de nouveaux véhicules d’investissement présentant des risques très élevés par Wall Street, comme les SPAC (Special-Purpose Acquisition Companies)1, qui se sont multipliés l’an dernier. L’investissement de 1,5 milliard de dollars dans le Bitcoin par le fabricant de voitures électriques américain Tesla, qui accepte désormais d’être payé en bitcoins pour l’achat de ses véhicules, en est également une illustration.
L’initiative de la firme d’Elon Musk n’est pas isolée. L’été dernier, la firme américaine MicroStrategy, qui développe des logiciels d’analyse financière, se constituait une réserve de trésorerie de plus de 21 000 bitcoins. "Nous estimons que son acceptation globale, la reconnaissance de sa marque, la vitalité de son écosystème, la structure de son réseau, sa résilience architecturale, son utilité technique et son éthique communautaire sont des preuves convaincantes de la supériorité du Bitcoin en tant que classe d'actifs pour ceux qui recherchent une réserve de valeur à long terme", déclarait alors son PDG Michael Saylor dans un communiqué.
En février 2021, MicroStrategy a émis 650 millions de dollars de titres de créance pour acheter encore plus de bitcoins, émission finalement portée à 1,05 milliard de dollars : une nouvelle attaque spéculative en règle contre le dollar américain en tant que monnaie de réserve. Les avoirs de MicroStrategy sont désormais estimés à plus de 90 000 bitcoins.
Lors de la présentation de ses résultats annuels le 23 février, la société de services financiers et de paiement électronique Square, créée en 2009 par le fondateur de Twitter Jack Dorsey et le milliardaire américain Jim McKelvey, révélait avoir acquis 3318 bitcoins pour 170 millions de dollars. Au 31 décembre 2020, ses avoirs en bitcoins représentaient près de 5 % de ses réserves de cash et de ses placements.
En l’espace de six mois, le cours du Bitcoin est passé de 12 000 dollars à plus de 50 000 dollars. “Le support croissant des entreprises sera la clé de la hausse du Bitcoin”, estime un analyste sénior spécialiste du trading de devises cité par Fortune. Selon le cabinet d’études Gartner, 5 % des dirigeants d’entreprises américaines cotées en Bourse estiment que leur compagnie investira dans le Bitcoin en 2021, et 16 % à l’horizon 2024 et au delà.
Toutes les entreprises américaines vont peu à peu ajouter des bitcoins à leur bilan, estime Michael Novogratz, un ancien gestionnaire de hedge funds aujourd’hui à la tête de Galaxy Digital, firme spécialisée dans la gestion d’actifs numériques, qui investit dans les cryptomonnaies et les technologies de blockchain, et détenait quelques 16 400 bitcoins de trésorerie début janvier, selon Forbes.
“Cette manie des bitcoins n'est pas une mode à notre avis, mais plutôt le début d'une nouvelle ère sur le front de la monnaie numérique", considère un analyste de la firme de gestion de patrimoine et de services financiers américaine Wedbush. Alors que les fonds d‘investissements spéculatifs multiplient depuis déjà un certain temps les produits dérivés sur le Bitcoin, comme les fameux Bitcoin Futures (qui permettent de spéculer sur son cours à terme sans avoir à en acheter et à en stocker), les institutions financières se montrent elles aussi beaucoup plus bienveillantes que précédemment à son égard.
Un actif en voie d’être adoubé par Wall Street
Parmi les annonces récentes, la banque américaine Morgan Stanley a indiqué que sa branche Morgan Stanley Investment Management, qui gère quelques 150 milliards de dollars d’actifs, envisageait d’investir dans le Bitcoin pour répondre à la demande pressante de ses plus gros clients. “Nous avons des raisons fondamentales de penser que, quelque soit l’évolution prochaine du prix du bitcoin, les cryptomonnaies resteront une classe d'actifs importante”, considère Ruchir Sharma, responsable des marchés émergents et stratège en chef de la firme, auteur d’un rapport publié début février sous le titre “Why Crypto Is Coming Out of the Shadows” (“Pourquoi les cryptomonnaies sortent-elles de l’ombre”).
En introduction de ce rapport il écrivait : “La cryptomonnaie la plus répandue, le Bitcoin, se négocie au-dessus de 35 000 dollars, soit environ dix fois son niveau le plus bas de début 2020. Pour certains investisseurs, il s'agit d'une bulle. Pour d'autres, dont nous sommes, c'est le signe que Bitcoin suit la voie naturelle des nouvelles inventions, dans laquelle l'intérêt des investisseurs vient d'abord du capital-risque, puis des fonds spéculatifs, et enfin - environ 10 ans plus tard - des acteurs traditionnels de Wall Street.”
Le co-président de la banque d’investissement JP Morgan, Daniel Pinto, commentait ainsi le nouvel attrait des investisseurs institutionnels pour le Bitcoin sur la chaîne CNBC : “Si, au fil du temps, une classe d'actifs se développe au point d’être utilisée par différents gestionnaires d'actifs et investisseurs, nous devrons être impliqués. […] La demande n'est pas encore là, mais je suis sûr qu'elle le sera à un moment donné." Le 11 février dernier, le Wall Street Journal révélait que la plus vieille banque américaine, BNY Mellon, qui devait jusque là recourir à des sociétés de garde en externe, allait bientôt intégrer le traitement du Bitcoin et d’autres cryptomonnaies à son système de gestion d’actifs.
Toujours selon le WSJ, BNY Mellon est déjà en train de prototyper une plateforme permettant aux transactions en cryptomonnaies d'utiliser les mêmes systèmes de transfert que les actions et les obligations, et a l'intention de commencer à offrir de tels services courant 2021. Le célèbre gestionnaire de fonds américain BlackRock, qui gère 8700 milliards de dollars d’actifs, a également signifié à la SEC (Security and Exchange Commission), le gendarme de la Bourse américaine, son intention d’investir dans des produits dérivés sur le Bitcoin.
Un moyen d’échange de plus en plus plébiscité
En voie d’être adoubées comme actifs financiers à part entière par Wall Street, les cryptomonnaies gagnent aussi des galons en tant que moyens d’échange. Après dix années d’observation, de réflexion et de rétropédalage, la plateforme de paiement en ligne Paypal permet ainsi à ses utilisateurs américains, depuis le début de l’année, d’acheter, de vendre, de stocker et d’utiliser un certain nombre de cryptomonnaies (du Bitcoin, du Bitcoin Cash, du Litecoin et de l’Ethereum) pour leurs transactions.
Les réseaux de paiement par carte bancaire Visa et Mastercard ont également l’intention de franchir le Rubicon. Visa teste une suite d'interfaces de programmation d'applications (API) qui permettront aux banques d'offrir des services de paiement en bitcoins et autres cryptos. “Nous avons entrepris de faire de Visa le pont entre les monnaies numériques et notre réseau mondial de 70 millions de commerçants”, a confié un porte-parole de la firme.
Son concurrent Mastercard devrait lui emboîter le pas d’ici la fin de l’année, même s’il se limitera dans un premier temps au support de “stablecoins” - ces cryptomonnaies dont le cours est adossé à celui d'une monnaie fiduciaire comme l'euro ou le dollar et dont la valeur est stable, telles le Tether (USDT), l'USD Coin (USDC) ou le Gemini Dollar (GUSD). “Nous remarquons que les utilisateurs profitent de plus en plus des cartes crypto pour accéder à ces actifs et les convertir en devises traditionnelles pour les dépenser”, confie Raj Dhamodharan, vice-président exécutif de Mastercard.
Plusieurs plateformes d’échange de cryptomonnaies, comme Binance, Coinbase ou Crypto.com, proposaient déjà des cartes bancaires à leurs clients permettant de dépenser leurs avoirs en bitcoins et autres altcoins, en convertissant automatiquement les devises numériques en monnaies fiduciaires lors du paiement. Les initiatives de Paypal, Visa et Mastercard devraient permettre, à terme, de les utiliser directement comme moyen d’échange et de paiement, sans avoir à les convertir en monnaie centrale.
[à suivre]
L’acronyme SPAC désigne des structures vides destinées à être introduites en Bourse en vue de procéder à l’acquisition d'actifs ou d’entreprises, dont les cibles ne sont pas divulguées à l’avance, et dont le succès dépend entièrement par la suite des talents de sélection des équipes de gestion. C’est ce type de véhicule financier qui a permis, par exemple, de procéder au rachat de catalogues de musique entiers devenus très rémunérateurs avec le streaming, comme celui de Bob Dylan par le SPAC anglais Hipgnosis, après avoir levé des centaines de millions de dollars en bourse.