La nouvelle corne d'abondance du Bitcoin (2)
La plupart des pays émergents sont plus avancés que les pays riches dans l'adoption du Bitcoin et autres cryptomonnaies comme réserve de valeur et comme moyen d’échange. Par nécessité et opportunité.
(Cet article est le second volet d’une longue enquête sur le Bitcoin qui est le fruit de plusieurs années d’investigation)
Des pays émergents plus en pointe que les pays riches
Alors que l’investissement et la spéculation sont les principaux moteurs de l’intérêt croissant manifesté pour les cryptomonnaies dans les pays riches, les pays émergents sont les plus en pointe dans leur adoption comme réserve de valeur et comme moyen d’échange.
Selon le cabinet de recherche Chainalysis, au delà des trois pays leaders que sont la Russie, l'Ukraine et le Venezuela, une grande partie de l'Asie et de l'Amérique latine est aussi avancée voire plus que n'importe quel pays d'Europe en la matière. “Les petites entreprises commencent à utiliser les bitcoins dans le commerce international, en particulier dans les pays où le dollar est difficile à obtenir, comme le Nigeria, ou lorsque la monnaie locale est instable”, résume Ruchir Sharma, stratège en chef à la banque Morgan Stanley, qui en rend compte dans un rapport sur les cryptos.
“Une des applications irrésistiblement pratique des cryptomonnaies dans les pays émergents est le marché des transferts de fonds personnels […] que les travailleurs émigrés envoient chez eux dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Ces transferts de fonds prennent généralement de un à cinq jours, avec des frais allant de 5 % à 9 %. Aujourd'hui, un système de paiement utilisant le Bitcoin peut envoyer la même somme en quelques secondes et pour quelques centimes”, explique t-il.
Un marché de 526 milliards de dollars
La manne financière représentée par ces transferts de fonds personnels en direction des pays émergents est nettement supérieure à celle de l'aide publique au développement (APD) qui leur est versée par les pays développés. Elle peut représenter une part importante de leur produit intérieur brut (PIB)1, et est parfois supérieure aux investissements étrangers.
Selon les derniers chiffres publiés par la Banque mondiale, les envois de fonds effectués vers les pays émergents par les travailleurs émigrés, la plupart du temps sous forme de mandats cash à destination de membres de leur famille non bancarisés (et d’un montant moyen de 200 dollars), se sont élevés à 526 milliards de dollars en 2018. Il suffirait de réduire leur coût de 5 % pour abonder de 16 milliards de dollars supplémentaires l'économie des pays en voie de développement, estime l’institution bancaire.
Ce marché de la “remittance”, selon la terminologie anglo-saxonne, a véritablement explosé depuis quinze ans. Entre 2000 et 2016, le montant global des fonds envoyés chaque année a été multiplié par plus de quatre. Il connaît une croissance moyenne annuelle de 3,75 %, selon une étude du cabinet américain Business Insider, qui est directement liée à la croissance des flux migratoires. C'est une véritable industrie, dominée par les intermédiaires incontournables que sont pour une part les banques, et trois acteurs non bancaires qui se partagent près de 50 % du marché : Western Union, MoneyGram et Ria.
Les tarifs de ces intermédiaires, que la Banque mondiale met à jour tous les trimestres dans une base de données publique, ne sont pas très lisibles ni transparents, et peuvent être très variables d'un corridor de transfert de fonds à l'autre. Ainsi en coûte t-il en moyenne 7 dollars pour envoyer 200 dollars des Etats-Unis en Inde ou en Chine ; 20 dollars pour les envoyer du Japon en Chine ; plus de 14 dollars pour les envoyer de France à Haïti ; et près de 20 dollars d'Allemagne au Liban.
Paiement P2P
Le secteur est bousculé par l'émergence d'une nouvelle génération de pure players du numérique (comme Wise, Xendpay, Paytop ou WorldRemit), qui parviennent à minorer le coût des transferts de fonds internationaux en proposant l'accès à un service de remittance en ligne sur mobile ou sur Internet. Ils n'ont qu'une appli mobile et un site Web à administrer, et n'ont pas à entretenir un coûteux réseau d'agents comme celui de Western Union (550 000 guichets dans plus de 200 pays, dont 36 000 en Chine).
Ces pure players de la remittance, cependant, doivent toujours en passer par l'intermédiation du système bancaire international. Ils ont beau revendiquer un coût des transactions inférieur de 45 % en moyenne, ils ne représentent qu'une part de marché de 6 % en volume, le principal frein à leur développement étant la nécessité de disposer d'un compte en banque pour accéder à leur service.
Certaines startups de la "fintech" ont vu dans le Bitcoin un moyen de libérer plus radicalement le marché de la “remittance” de la tutelle des banques et de ses opérateurs non bancaires traditionnels - et de réduire considérablement le coût des envois de fonds. “Nous essayons de rendre possible pour la première fois l'échange direct d'argent entre deux numéros de téléphone mobile dans le monde entier”, résume Bill Barhydt, un ancien de Netscape fondateur d'Abra, start-up américaine qui s'appuie sur la crypto-monnaie Bitcoin et sa blockchain pour développer son propre système de paiement peer-to-peer (P2P)2.
“La majorité des services de paiement cible essentiellement le segment de marché de ceux qui détiennent un compte en banque, ont accès à Internet 24 heures sur 24, et disposent d'une carte bancaire. Mais dans des pays comme le Mexique, où 61 % de la population de plus de 15 ans n'a pas de compte en banque, les services de paiement existants sont inaccessibles”, explique Arnoldo Reyes, un ancien d'American Express, de Mastercard et de Paypal, directeur du développement d'Abra pour l'Amérique Latine et les Caraïbes3.
Inclusion financière
Aux exclus du système bancaire, le système de paiement d'Abra, totalement agnostique vis à vis des monnaies locales et entièrement sécurisé par la blockchain de la crypto-monnaie bitcoin, permet d'envoyer directement des fonds à une autre personne à l'autre bout du monde, pour un coût modique, et d'effectuer des achats sur Internet dans les boutiques en ligne qui acceptent les paiements en bitcoins. Arnoldo Reyes y voit un fantastique levier de développement du e-commerce dans des régions du monde comme l'Amérique Latine, le Moyen Orient et l'Afrique, qui ne pèsent à elles trois que 4 % du marché mondial en valeur.
En 2014, la réduction des coûts de transfert liée à l’utilisation d’un système de paiement P2P (de personne à personne) en bitcoins a permis de financer une expérimentation menée au Tadjikistan par le Programme de développement des Nations Unies (UNDP), en partenariat avec la compagnie Bitspark - un pionnier des systèmes de paiement P2P en bitcoins basé à Hong Kong qui a fermé ses portes depuis.
Ce programme d'inclusion financière a permis de réduire d’un tiers la commission prélevée sur les envois de fonds des travailleurs émigrés tadjiks de Russie vers le Tadjikistan, et de financer l'acquisition d'équipements de production d'énergie renouvelable pour 14 000 foyers tadjiks, grâce à la réaffectation de 25 % des économies réalisées.
Selon une étude de la Base Agency for Sustainable Energy (BASE) réalisée en 2015, pour le compte du secrétariat d'Etat suisse aux Affaires économiques (SECO), les 14 000 foyers tadjiks bénéficiaires devraient avoir économisé 7,1 millions de dollars sur leurs dépenses énergétiques les trois premières années - soit une moyenne de 500 dollars par foyer sur la période, dans un pays où le salaire mensuel moyen est de 115 dollars -, et réduit leurs émissions de CO2 de 7300 tonnes.
Rempart contre l’hyperinflation
Dès 2013, et bien avant que ce soit le cas dans les pays développés, le Bitcoin a commencé à être perçu comme une valeur refuge dans des pays en proie à une hyperinflation galopante de leur monnaie.
Dans un Indice du marché potentiel du Bitcoin rendu public en 2015 lors d'une conférence à Isla Verde (Porto Rico), le chercheur britannique Garrik Hileman, du Centre de finance alternative de l'Université de Cambridge, à Londres, identifiait déjà l’hyperinflation comme un facteur pouvant fortement favoriser l'adoption de cette crypto-monnaie. L'Argentine figurait en tête de son top 10 des pays où le potentiel d'adoption du bitcoin était le plus élevé, devant le Venezuela et le Zimbabwe.
"Compte tenu des critères de l'indice, il n'est pas surprenant de voir l'Argentine se classer au premier rang. Le pays souffre d'une inflation persistante, a une grande part d'économie informelle, et subit régulièrement des crises financières. L'Argentine a en outre un niveau élevé de pénétration des nouvelles technologies et de contrôle des mouvements de capitaux", écrivait Garrik Hileman.
Les conséquences de la violente crise économique traversée par le pays au tournant du siècle se faisaient toujours sentir au début des années 2010. En 2013, le taux d'inflation non officiel du peso argentin, après sa dévaluation spectaculaire de 2002, était toujours de l'ordre de 25 %. Personne n'avait plus confiance dans la monnaie nationale. Mais les restrictions monétaires imposées par le gouvernement argentin, pour endiguer une fuite des capitaux évaluée à une vingtaine de milliards de dollars par an, interdisaient aux Argentins d'acheter des dollars pour préserver la valeur de leurs avoirs, sinon au marché noir.
Pour un cercle de plus en plus large d'initiés, acheter des bitcoins est devenu un moyen plus simple et moins périlleux de se protéger contre le risque d'hyperinflation. “Certains Argentins sont prêts à réaliser des investissements très risqués et à parier sur ce qui ressemble presque à un schéma de Ponzi, parce que les alternatives qui s'offrent à eux localement sont encore plus dangereuses », confiait alors à Bloomberg Claudio Loser, un économiste argentin qui fut directeur du Fond monétaire international (FMI).
Entre le mois de février et le mois de mai 2013, le volume d'échange de pesos argentins en bitcoins a plus que doublé. De nombreuses rencontres informelles s'organisaient dans la capitale à Buenos Aires, des « meet-up » au cours desquels des particuliers venaient échanger des bitcoins avec leurs tablettes numériques. Il n'y avait pas vraiment d'autres moyens d'acheter des bitcoins en Argentine. Transférer de l'argent depuis un compte bancaire argentin vers une plateforme d'échange étrangère par virement était pratiquement impossible. Quant aux paiements par carte bancaire sur Internet, ils étaient surtaxés de 20 %.
Une alternative à la monnaie de singe
“Stocker de l'argent dans le nuage d'Internet donne aux Argentins les mêmes libertés qu'aux personnes vivant dans des économies plus libres”, commentait alors Tuur Demeester, fondateur du fonds d’investissement américain Adamant Capital et spécialiste des cryptomonnaies, qui a découvert le Bitcoin lors d'un séjour effectué en Argentine. La crainte d'un nouveau défaut de paiement sur la dette extérieure du pays, comme celui intervenu fin 2001, qui avait vu le peso argentin dévalué de 1000 %, a accentué cet appel d'air.
En avril 2009, le Zimbabwe, classé troisième dans l’indice de Garrik Hileman, était contraint d'abandonner sa propre monnaie, le dollar zimbabwéen, la plus faible monnaie frappée au monde, dont le taux d'inflation annuel atteignait 231 millions pour cent au mois de janvier de la même année4, au point de nécessiter la mise en circulation de billets de mille milliards de dollars zimbabwéens d’une valeur de 30 dollars.
Pour leurs dépenses au quotidien, les consommateurs zimbabwéens purent un temps utiliser, en lieu et place de leur monnaie nationale, un panier d'une dizaine de monnaies convertibles circulant librement dans le pays (le dollar US, le rand sud-africain…). Impossible, en revanche, d'effectuer des paiements à l'international, les banques du Zimbabwe, insuffisamment dotées en fonds propres, ne disposant pas de comptes en devises locales dans les banques étrangères, qui servent à faciliter les transferts internationaux.
Il était également impossible ou presque, avant le lancement de la plateforme de change BitcoinFundi en décembre 2014, aujourd’hui rebaptisée Golix, de se procurer des bitcoins dans le pays. Depuis, la communauté Bitcoin n’a cessé de s'étendre au delà des premiers enthousiastes. De quelques dizaines au mois de janvier 2016, le nombre d'utilisateurs de Bitcoinfundi est passé à plusieurs centaines au mois de novembre de la même année, et le montant mensuel des échanges de 750 dollars à 31 000 dollars.
Sur l’ensemble de l’année 2016, le volume des transactions sur Bitcoinfundi s’est élevé à 100 000 dollars. Il a franchi la barre du million de dollars en 2017. Grâce au bitcoin, les Zimbabwéens ont pu recommencer à importer des voitures d’occasion et à acheter des produits étrangers sur Internet. En septembre 2017, la très forte demande pour le bitcoin a fait exploser sa valeur sur les plateformes locales. Alors qu’il se négociait autour de 4000 dollars dans le reste du monde, il s’est échangé autour de 7200 dollars sur Bitcoinfundi, avant de se stabiliser autour de 6000 dollars.
Miner des bitcoins pour survivre
Au Venezuela, la situation économique et politique s’est gravement détériorée après la parution de l'indice de Garrik Hileman, qui le classait déjà au second rang des pays où l’hyperinflation favorisait l’adoption du Bitcoin. Le taux d'inflation annuel se rapprochait de 2000 % au début de l'été 2017. Début août, le bolivar vénézuélien valait deux fois moins que la monnaie virtuelle du jeu vidéo World Of Waircraft.
En plein marasme économique, et en proie à des troubles et des violences politiques qui ont fait plusieurs dizaines de morts, le pays avait vu sa devise perdre 99,7 % de sa valeur depuis l'arrivée au pouvoir de Nicolas Maduro en avril 2013. Afin de survivre, des milliers de vénézuéliens se sont tournés vers une activité plus que lucrative, dans un pays où la fourniture d'électricité est l'une des plus subventionnée au monde : le minage de bitcoins.
Miner des bitcoins requiert une forte puissance de calcul très consommatrice en électricité. C'est le principal centre de coût des fermes de minage. Au Venezuela, où l'électricité est virtuellement gratuite, grâce au contrôle des prix exercé par le gouvernement socialiste, miner du Bitcoin revenait à créer gratuitement de la monnaie.
Ricardo, un professeur de photographie de 30 ans, qui témoignait fin 2016 sous pseudonyme dans les colonnes du magazine américain Reason, confiait alors gagner 500 € par mois avec un rack de cinq matériels de minage caché dans une pièce insonorisée de la maison familiale. Les fractions de bitcoins qu'il gagnait lui permettaient d'acheter les médicaments dont avait besoin sa mère à l'étranger.
Avec ses gains de mineur, Alejandro, 25 ans, faisait des courses sur le site Wallmart.com aux Etats-Unis pour toute sa famille, avec une carte prépayée qu'il pouvait alimenter en bitcoins et qui lui permettait de payer en dollars. Alberto et Luis, deux autres mineurs cités par Reason, dont les installations rapportaient 1200 dollars par jour, importaient régulièrement de la nourriture depuis les Etats-Unis via le service Prime Pantry d'Amazon.
Mais miner des bitcoins est très vite devenu dangereux au Venezuela. Repérés grâce à leur surconsommation électrique, dans un pays où les coupures d'électricité sont monnaie courante, de nombreux mineurs de bitcoins ont été arrêtés et leur matériel saisi sous des prétextes plus ou moins fallacieux, de vol d'énergie ou de recel de contrebande, lorsque leur matériel de minage avait été importé de Chine sans autorisation officielle.
Les policiers de la SEBIN, le service de renseignement vénézuélien, rackettaient parfois les mineurs. "Beaucoup de mineurs de bitcoins deviennent complètement paranoïaques", témoignait l'un d'eux dans l’article de Reason. A compter de 2016, le nombre de raids et d'arrestations s’est multiplié. Miner des bitcoins n'était pas officiellement interdit au Venezuela. Mais en acheter sur la plateforme d’échange locale SurBitcoin, qui enregistrait 1200 transactions par jour, était manifestement moins périlleux.
Un des employés de SurBitcoin a été arrêté pour blanchiment d'argent, puis incarcéré et libéré au bout de sept mois d'emprisonnement. Mais le gouvernement n'a pas fait fermer la plateforme. "Beaucoup de membres du gouvernement sont nos clients", confiait son fondateur Rodrigo Souza à The Atlantic. Ceci explique peut-être cela.
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La “remittance” pèse près de 20 % du PIB aux Comores, au Salvador et au Honduras ; près de 30 % au Tadjikistan et au Népal ; plus de 34 % à Haïti et de 38 % au Tonga.
Lors d'un transfert de fonds d'un numéro de téléphone mobile à l'autre, la transaction se fait en bitcoins. Une fois cette dernière validée sur la blockchain, ce qui est l'affaire d'une dizaine de minutes, les bitcoins sont crédités dans un portefeuille électronique sur le téléphone mobile du destinataire, au numéro duquel il est lié, et sur lequel le crédit s'affiche en monnaie locale. Tant que ces bitcoins n'ont pas été dépensés, ou bien retirés sous forme d'argent liquide, la start-up garantit leur valeur en monnaie locale, et protège le destinataire des fortes fluctuations de la crypto-monnaie.
Le portefeuille numérique conçu par Abra, une simple appli iOS ou Android, peut être alimenté par virement depuis un compte bancaire ou via une carte de paiement ; mais aussi, ce qui rend le service accessible à tous, avec de l'argent liquide, auprès d'un réseau de partenaires appelés « tellers » (ou « caissiers ») : des commerces ou des particuliers que l'appli permet de localiser au plus près, et qui sont rémunérés par une commission de l'ordre de 2 %.
Le taux d’inflation annuel du dollar zimbabwéen a même atteint 80 milliards pour cent selon un indice développé par Steve Hanke, professeur d’économie appliquée à l’Université John Hopkins à Baltimore (USA), soit un taux d’inflation quotidien de 98 %, et un doublement des prix toutes les 24 heures.